Mokhôya
Mokhôya
Moh! Kouyaté
Etiquette-le si tu peux. En 2015, Moh! met le chaos sur les ondes radio avec son single T’en vas pas, ça va pas !, extrait de son album Loundo : il y révèle sa griffe et ses riffs électriques, électrisants, dans une fusion à chaud de blues, de rock, de funk, d’afrobeat et de musique traditionnelle mandingue. Carrément dingue. Kouyaté, le globe-trotter du groove, s’impose comme l’une des nouvelles voix de l’Afrique réellement enchantée. Depuis, l’artiste a colorié ses partitions au fil de ses pérégrinations aux États-Unis, puis de sa plongée dans la scène afro-jazz parisienne. Moh! la gâchette affole la boussole avec son jeu tout-terrain influencé par B.B. King, George Benson, Jimi Hendrix, Sékou Diabaté du mythique Bembeya Jazz National et autres sorciers de la six-cordes. Son gig-bag est recouvert de macarons, les douaniers ont des maux de crâne… Moh! démontre qu’il n’existe d’autres frontières que celles que l’on s’impose. La preuve avec son nouvel album, Mökhöya.
Less is more. Si l’atypique artiste avait revisité le répertoire traditionnel guinéen sur son précédent album, Guinea Music All Stars, en modernisant quelques standards des grands orchestres de Conakry, il est allé à l’essentiel sur ce nouveau disque, composé en mode intimiste et en formule quartet, entouré d’un All Stars des cordes acoustiques (le korafola Sefoudi Kouyaté et le violoncelliste Olivier Koundouno) et du trompettiste Camille Passeri. « Cela faisait longtemps que je voulais réaliser un album acoustique, les confinements m’en ont donné l’occasion en me permettant de revenir à l’essence de la musique et d’être à contrepied des surproductions actuelles. »
L’humanité pour seul horizon
Mökhöya ? Humanisme en malinké. Un appel à plus de fraternité et de solidarité en ces temps troublés. Dans Kankélen, Moh! le magnanime invite ses contemporains à « s’entre-aimer » plutôt qu’à s’entre-déchirer. À ses yeux, la vie est « une traversée qui demande courage, force mentale et dignité », rappelle-t-il dans Douniatégo. « Il faut apprendre l’humanité », exhorte Djeli Moh!, descendant d’une dynastie de griots, dans Siiya, un hommage aux gardiens de la tradition.
À l’occasion, Moh! chronique la société africaine d’un regard acéré comme lorsqu’il dénonce le mariage forcé entre un grand-père et une fillette dans Tanoun, convoquant les chœurs tribaux et une trompette jazz digressive. Place à Kouyaté le caustique dans l’hypnotique complainte N’Khafo, moquant les dialogues de sourds : « Parler au têtu ? Tu perds ton temps, il n’entendra que par le voir », déplore-t-il. Pour l’illustrer, il dépoussière le blues à papa en mariant les ocres africains à la note bleue, les shuffles du Deep South américain aux transes du désert. Mieux, sur l’instrumental Tara, la kora croise le fer et le nylon avec la six-cordes et taquine la gamme pentatonique, rappelant si besoin était que l’Afrique est terre et mère de blues.
Seul morceau chanté en français, Toi et Moi décrit la douleur de l’exil à travers un couple séparé par des « contrées immenses ». Ils vont « errer, rêver » pour abolir les distances. Double sens : « En filigrane, cette chanson traite de la situation intolérable des sans-papiers en France, que l’on jette sur les trottoirs. Comment expliquer toutes ces constructions alors que beaucoup dorment dehors ? »
Mökhöya est tout à la fois un retour aux sources ouest-africaines et un jeu de saute-frontière. « Le mélange est mon ADN. » Ce pont entre l’Afrique natale, l’Europe et les États-Unis, ses terres d’adoption, Moh! l’érige, ou plutôt l’arpège, en cordes sensibles et en souffles chauds de trompette. Ballades boisées sur caresses de cello et de cuivre (Faloufema) pour évoquer l’âme sœur, ou à l’unisson de la kora sur Miyabélé (reprise d’un titre du trop méconnu Bah Sadio, chanteur peuhl guinéen décédé en France dans les années 70), Moh! vogue, slow tempo, sur les rives du Niger, au gré des embouchures et sans destination précise. Un manifeste nomade pour en finir avec les no man’s land.